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Le principe ne bis in idem et infractions financières

Parmi les délits relevant de la matière économique et financière, la fraude fiscale réprimée par l’article 1741 du code général des impôts, donne lieu à une jurisprudence particulièrement riche sur le principe ne bis in idem, c’est-à-dire sur la possibilité de cumuler poursuites et sanctions pénales et fiscales à propos des mêmes faits. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sont cruciales sur ces questions, mais guère prises en compte par la Cour de cassation.

 

En effet, pour l’heure, elle applique la réserve posée par la France lors de la ratification du protocole n°7 additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, au terme de laquelle le principe ne bis in idem ne s’applique qu’à l’intérieur du droit pénal entendu strictement comme les seules « infractions relevant du droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale » et non pour toute la matière pénale au sens autonome où l’entend la Cour européenne des droits de l’homme.

 

Dans ce contexte, et dans la foulée des décisions rendues par le Conseil constitutionnel français (depuis Cons. const., 24 juin 2016, n°2016-545 QPC et n°2016-546 QPC et jusqu’à Cons. const., 23 novembre 2018, n°2018-745 QPC) admettant, à certaines conditions, un cumul entre sanctions pénales et fiscales, il faut relever les importants arrêts rendus par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 11 septembre 2019 qui, tous, contribuent à préciser la jurisprudence de la Cour de cassation sur cette question au regard des réserves posées par le Conseil constitutionnel.

 

Un premier arrêt du 11 septembre 2019 (Crim., 11 septembre 2019, pourvoi n°18-81980) traite d’un aspect procédural lié à la question du cumul, le sursis à statuer, donnant lieu non pas à un revirement mais à un tempéramentde jurisprudence. 

 

En l’espèce, un individu avait été condamné par le juge pénal pour fraude fiscale, alors qu’une instance était toujours pendante devant le juge administratif. 

 

Il contestait plus spécifiquement le rejet de sa demande desursis à statuer et sa condamnation pour fraude fiscale, en se fondant sur la décision du Conseil constitutionnel n°2016-545 QPC du 24 juin 2016, selon laquelle les dispositions de l'article 1741 du code général des impôts ne sauraient, sans méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines déduit de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, permettre qu'un contribuable qui a été déchargé de l'impôt pour un motif de fond par une décision juridictionnelle devenue définitive puisse être condamné pour fraude fiscale, et dont il découle que le juge répressif ne peut prononcer une condamnation pour fraude fiscale lorsque le juge de l'impôt a prononcé une décharge avant que le juge répressif ne statue, et qu’il doit également « surseoir à statuer lorsqu'une instance est pendante devant le juge de l'impôt relativement aux impositions faisant l'objet de la plainte pour fraude fiscale ».

 

Au terme d’une motivation extrêmement fournie, la Chambre criminelle de la Cour de cassation rejette le pourvoi rappelant que si « la décision du juge de l’impôt n’a pas autorité de chose jugée à l’égard du juge pénal », cette jurisprudence, au regard de la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 24 juin 2016, « doit être infléchie pour limiterle risque de contrariété de décisions au regard de l’exigence posée par cette réserve ».

 

Pour autant, le sursis à statuer ne saurait être systématique en cas de saisine du juge de l’impôt. Premièrement, la réserve d'interprétation n'empêche pas, selon la Cour de cassation, l'engagement des deux procédures, pénale et fiscale, l'autorité absolue de chose jugée ne s'attachant qu'à une décision juridictionnelle présentant un caractère définitif. 

 

Elle ne s'applique en effet qu'en cas de décharge de l'imposition pour desraisons de fond, exclusives de tout motif de procédure.

Deuxièmement, en application des articles 384 et 427 du code de procédure pénale, le juge pénal conserve la plénitude de juridiction et demeure tenu de statuer lui-même sur toute question dont dépend l'application de la loi pénale.

 

Troisièmement, eu égard à l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale, la répression pénale, s'agissant des faits les plus graves, permet d'assurer, avec la répressionfiscale, la protection des intérêts financiers de l'État ainsi que l'égalité devant l'impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive. 

 

Quatrièmement, la Cour de cassation rappelle que, selon les articles préliminaires du code de procédure pénale et 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, le juge pénal doit toujours statuer dans un délai raisonnable.

De ces quatre considérations découlent les principes suivants : « Même lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie de l'existence d'une procédure pendante devant le juge de l'impôt tendant à une décharge de l'imposition pour un motif de fond, le juge pénal n'est pas tenu de surseoir à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive du juge de l'impôt soit intervenue.

Par exception, il peut prononcer, dans l'exercice de son pouvoir souverain, le sursis à statuer en cas de risque sérieux de contrariété de décisions, notamment en présence d'une décision non définitive déchargeant le prévenu de l'impôt pour un motif de fond.

 

Dans tous les cas, le juge saisi d'une demande de sursis à statuer doit spécialement motiver sa décision ». La condition d’un possible sursis à statuer, c’est-à-dire le « risque sérieux de contrariété de décisions », donnera sans doute lieu à d’ultérieurs développements jurisprudentiels.Pour l’heure, en l’espèce, le sursis à statuer ne se justifiant pas, le pourvoi est rejeté.

 

Dans trois autres arrêts du 11 septembre 2019 (Crim., 11 septembre 2019, pourvois n°18- 84144, n°18-81040 etn°18-81067), la Chambre criminelle est confrontée à la condition de fond autorisant le cumul des sanctions fiscales et pénales pour les mêmes faits, à savoir la gravité de la fraude, posée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 novembre 2018 :

« Le principe de nécessité des délits et des peines ne saurait interdire au législateur de fixer des règles distinctes permettant l'engagement de procédures conduisant à l'application de plusieurs sanctions afin d'assurer une répression effective des infractions. Ce principe impose néanmoins que les dispositions de l'article 1741 ne s'appliquent qu'aux cas les plus graves d'omission déclarative frauduleuse. Cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention »).

 

La Cour de cassation, dans les différents arrêts, met en avant, au titre des éléments permettant de caractériser la gravité :

la réitération des faits et la qualité d’élu (n°18- 81067), le recours à des intermédiaires établis à l’étranger et le montant des droits éludés (n°18- 81040), l’existence de manœuvres de dissimulation et le montant des droits éludés (18-84144), tandis que l’absence de justification de l’origine des fonds non déclarés ou le comportement du prévenu postérieurement à la fraude ne permettent pas de conclure à la gravité des faits (n°18-81040).

 

Enfin, dans deux arrêts du 11 septembre 2019 (Crim., 11 septembre 2019, pourvois n°18- 82430 et n°18-81067), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a été amenée à effectuer un contrôle de proportionnalité du cumul des sanctions pénales et fiscales comme l’exige le Conseil constitutionnel, qui subordonne un tel cumul à la condition que « le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (décisions n°2016-545 QPC du 24 juin 2016, n°2016-556 QPC du 22 juillet 2016 et n°2018-745QPC du 23 novembre 2018) ». 

 

La Chambre criminelle de la Cour de cassation précise cette réserve en considérant qu’elle « ne peut concerner que des sanctions de même nature dès lors que sa mise en œuvre suppose, pour le juge qui se prononce en dernier, de pouvoir procéder à la comparaison des maximums des sanctions pénales et fiscales encourues afin de déterminer le montant le plus élevé qui constitue le plafond. (…)

 

Il convient d'en déduire que, lorsque le prévenu justifie avoir fait l'objet, à titre personnel, d'une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, le juge pénal n'est tenu de veiller au respect de l'exigence de proportionnalité que s'il prononce une peine de même nature ».

 

Autrement dit, le contrôle deproportionnalité dans le cumul entre des sanctions pénale et fiscale à propos des mêmes faits ne vaut que pour les sanctions de même nature et en aucun cas dans l’hypothèse où, comme dans les deux espèces, les requérants ont été condamnés pour fraude fiscale par le juge pénal à des peines d’emprisonnement (et d’inéligibilité dans l’une des deux affaires) après avoir été condamné à une amende par le juge de l’impôt.

 

Le blanchiment d’argent a, de son côté, donné lieu à une intéressante décision relative à la prescription (Crim., 11 septembre 2011, pourvoi n°18-83484).

 

En l’espèce, il s’agissait de faits de blanchiment de fraude fiscale commis entre2009 et mars 2013 pour lesquels un individu avait fait l’objet d’une enquête préliminaire en 2013, avant d’être poursuivipuis condamné par le tribunal correctionnel de Paris fin 2016. 

 

Au soutien de son pourvoi, l’individu conteste l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant rejeté son exception de prescription de l’action publique au motif que le blanchiment est « un délit tout à la fois continu et occulte » ayant débuté en 2009, alors que lui-même considère qu’il s’agit d’un délitinstantané commis en 2000 et donc prescrit au moment du déclenchement de l’action publique.

La Chambre criminelle de la Cour de cassation rejette le pourvoi considérant que l’action publique du blanchiment, infraction instantanée (et non continue) mais occulte, n’était pas prescrite : « Si c'est à tort que la cour d'appel a qualifié le blanchiment d'infraction continue, l'arrêt n'encourt pas pour autant la censure. (…)

 

En effet, il résulte des énonciations de la cour d'appel (…) que ces faits n'ont pu être portés à la connaissance du procureur de la République qu'en avril 2013, à la suite de leur découverte par Tracfin et que la prescription n'était en conséquence pas acquise à la date de l'ouverture de l'enquête préliminaire ». Cette position est d’ailleurs réitérée dans un second arrêt du même jour (Crim., 11 septembre 2019, pourvoi n°18-81040, évoqué ci-dessus).

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